*

L'héritier du sabre

 

 Avant  de reprendre son voyage, Ohoshi voulut profiter du calme près de la rivière coulant au bas du village. Mais à peine installé il vit venir vers lui le jeune Kitshiemon. Bien que bavard, le jeune garçon était sympathique à Ohoshi.

_ Jamais je n'ai vu de si beau sabres! dit le jeune garçon en s'installant à l'ombre d'un arbre près de Ohoshi.

_ Ils sont le trésor de ma famille et l'honneur de celui qui en a la garde. Mon père en était l'héritier. Avant lui le père de mon père. Aujourd'hui c'est mon tour d'être l'héritier.

_ Vous avez de la chance! Votre père vous a donné de si belles armes!

_ Mon père ne m'a pas donné ces sabres; il m'en a confié la garde. Du sabre nous sommes les gardiens. Mais le sabre nous garde aussi. C'est là son trésor.

_ Oui! Ils sont vraiment magnifiques! Dites, vous allez Couper du bois pour ma famille? Pourrai-je observer comment vous coupez?

_ Comment je coupe?

_ Oui.

_ Pourquoi pas. Sort ta langue et je te montre...

_ Que je?...

_ Ah! ah! ah! Ne fait pas cette tête! Je plaisantais!

_ Je n'ai pas eu peur.

_ Vraiment? Pour le bois tu arrives trop tard.

_ Oh?!...

_ Ne te désoles pas. Pour le bois je me suis servi d'une hache.

_ Pas de votre sabre?

_ Un sabre n'est pas un produit pour produire du bois pour le feu.

_ Je comprends.

_ Tu comprends bien vite...

_ Oui! Je suis intelligent!

_ Avant de te connaître je ne connaissais aucun garçon de ton âge allant déjà en bonne entente avec le sabre.

_ Je ne suis plus un enfant! J'aimerais bien posséder de beaux sabres comme les vôtre. Mais cela est interdit.

_ Personne ne devrait posséder le sabre.

_ Que dites-vous?? Vous même possédez deux sabres. Tout guerrier doit possédé un sabre!

_ Le combattant, le premier, doit savoir qu'il ne lui faut posséder aucun sabre.

_ Comment cela?? La loi ne dit-elle pas le contraire?

_ La loi dont tu me parles s'adresse à ceux qui voient dans le sabre une lame bien aiguisée prête pour couper une tête. Maintenant, laisse-moi.

_ Mais... J'avais d'autres questions...

_ Fiche le camp te dis-je!

  Triste et déçu Kitshiemon laissa Ohoshi à la solitude et au silence. Qu'avait-il espéré, lui le fils de paysan? Son père avait raison: "Les chevaux vont avec les chevaux et les boeufs avec les boeufs."

  Cependant, de longues heures Kitshiemon songea à sa rencontre avec Masahiro Ohoshi. La nuit venue sa décision était prise. Son baluchon sur l'épaule il quitta son village, bien décidé à rattraper celui qui l'avait chassé quelques heures plus tôt et se mettre à son service.  Fort de cette décision, Kitshiemon se promit de ne revenir dans son village qu'une fois devenu samouraï.

Il ne revint jamais.

*****

 Pour aller plus loin dans la lecture du conte:

 Personne ne devrait posséder le sabre. Kitshiemon le fait d'ailleurs remarqué à Ohoshi en rappelant l'édit promulgué en 1588 par Toyotomi Hideyoshi. Ohoshi ne peut ignorer cet édit. Comment, dès lors, entendre cette phrase: "Personne ne devrait posséder le sabre." et la suivante "Le combattant, le premier, doit savoir qu'il ne lui faut posséder aucun sabre."? (Notons en passant que Kitshiemon parle de guerrier et que Ohoshi parle de combattant.) 

 Qu'implique le terme de possession? 

Ohoshi à cette parole: "Du sabre nous sommes le gardien.", puis il ajoute: "Mais le sabre aussi nous garde." Kitshiemon n'entend pas cette parole, comme le prouve sa réponse: "Oui! Ils sont vraiment magnifiques!" Prendre en garde c'est accueillir, donner accueil, peut-être même recueillir. Recueillir: en cette parole se dit l'accueil mais aussi la récollection en un sens que se recueillir c'est méditer. Prendre en garde c'est aussi préserver dans son intégrité ce qui est pris en garde. Préserver c'est laisser ce que nous gardons être proprement ce qu'il est. "Laisser être" a ici deux sens. 1: Laisser tel que cela est déjà, le laisser en l'état. 2: Laisser devenir. Laisser est une parole incompatible avec posséder où se montre la maîtrise, au sens de la domination. Le gardien n'est pas le possesseur de ce qu'il garde. Le gardien du sabre est un homme du sabre et non un homme de sabre, c'est-à-dire un homme armé d'un sabre, un homme d'arme voire un maître (dominus) d'armes. Ohoshi dit aussi que le sabre est le gardien de l'Homme. Ainsi il semble bien, qu'à sa manière insigne et discrète, le sabre japonais ait un rapport avec l'intégrité de l'Homme. Si nous sommes Sensibles à ce double mouvement gardant, il nous est impossible de nous croire le possesseur d'un sabre. Si nous réduisons le sabre japonais à un objet en notre possession; nous restons  sourd et indifférent à la parole qu'il préserve.

retour au conte

 "Les chevaux vont avec les chevaux et les boeufs avec les boeufs." Proverbe japonais datant sans doute du XVII siècle.

retour au conte

Pascal Le Bris, mai 2006.

*************  

 

retour index     conte précédent    conte suivant    contact